dimanche 10 février 2013

Le géomètre ne fait pas la bataille

Les univers de valeur sont objectifs. Nous avons vu qu’ils obéissent à des lois en quelque sorte« géométriques », à la fois pour déterminer leurs périmètres, avec des frontières stables, et pour la composition des chaînes de valeur fracturables en maillons.

Cette topographie est déterminante pour les apports de valeur. Mais elle ne décrit que le fond de carte des affrontements économiques. Le géomètre et sa topographie ne font pas la bataille.

Elle est utile pour bien identifier les positions existantes, y évaluer les forces, faiblesses, opportunités, menaces. Utile, pour anticiper sur les mouvements possibles, et leur cohérence avec l’architecture de la chaîne de valeur.

Car la cartographie macroscopique permet d’anticiper sur les reconfigurations économiques, par exemple pour améliorer les rendements d’échelle, la fidélisation client, la dextérité en R&D et définition des produits (nous avons déjà pointé la confusion classique de ces activités au sein d’une même chaîne de valeur, dans la lignée du schéma de Porter).

On lira avec intérêt un article qui est fondateur Unbundling the Corporation qui est lumineux à ce sujet.

Ainsi l’outil « Trame Business » ne saurait à lui seul permettre de construire une stratégie.

Ne mélangeons pas les problèmes. Une chose est de se doter d’une bonne ingénierie de la chaîne de valeur, une autre est d’aider le stratège dans ses décisions de mouvement : Bien des éléments seront alors nécessaires, pour nourrir la vision de données financières, de risques, d’acquis, de paris économiques.

Le schéma ci-dessous, du BCG, positionne bien cette problématique :
Il en va de même en ce qui concerne l’IT. La cartographie de la valeur sera certes indispensable pour l’investissement sur des invariants, pour l’identification des couplages faibles à respecter, pour le positionnement des grands référentiels d’information, les données maître. Mais il faudra aussi se doter d’une stratégie pour soutenir la bataille du business, et pour faire les bons paris technologiques.

Frontières : un espace à objectiver, suivez les pointillés

On utilise le terme de "frontière" pour marquer la limite d'un territoire. Par exemple, celle des champs d'action de l'Entreprise.

Ici, nous nous intéressons au-delà, à celles de l'écosystème :

· elles sont stables, basées sur des traces objectives, pré positionnées avec des pointillés,

· ce vaste territoire permet les reconfigurations sans remise en cause de notre champ d’analyse.

Quelles sont ces traces objectives ?

Le discours sur l’Architecture d’Entreprise, ou même le discours sur l’Entreprise Numérique, tend à accréditer l’idée que tout est très compliqué, et que les outils nécessaires nécessitent formations, certification, experts et multiples référentiels.

Pourtant il existe des traces simples, des « pointillés » qui permettent de placer immédiatement les frontières de tel ou tel écosystème.

En effet, toute transformation, au sens où nous l’avons expliqué ci-avant, part d’un événement : si rien ne change, aucune transformation n’aura de finalité.

Celle « loi » est universelle et s’applique aussi bien pour les transformations matérielles et qu’immatérielles, et, ce qui pourrait paraître plus subtil, pour les événements du monde réel, ou des événements du monde virtuel, des événements certains ou incertains, théoriques ou pratiques, etc …

Prenons par exemple le parcours d’un client dans un magasin : il est d’abord physique, avec une entrée, une circulation entre les rayons, le passage en caisse, le chargement des denrées ou objets… Toutes les étapes de ce parcours permettent au commerçant, à partir d’envies, de besoins, d’obtenir des actes d’achat. La chaîne de valeur est un mix de séduction, de fidélisation, d’aide logistique pour la « cueillette », et de services adaptés à chaque instant du parcours : parking, accueil, « butinage », paiement, chargement, …

Ce premier tracé, cette frontière, est marqué par le pointillé d’une série d’événements qui sont en quelque sorte éternels, et se succèdent selon des principes similaires depuis que le commerce existe.

Le géomètre, car on peut valablement utiliser ici cette métaphore, pourra alors avoir le réflexe de trouver les extensions « virtuelles » de la frontière : y a-t-il des événements de l’avant et de l’après parcours ? En effet, la satisfaction (au sens de la théorie économique) du client peut avoir des composantes antérieures, et postérieures, au parcours physique. Chacun sait qu’effectivement le « passage en magasin » n’est pour lui que partie d’une « course » engagée en amont. Le commerçant tente alors de faciliter cet amont en aidant au choix de produits, à la préparation de liste de course, à la consultation de la disponibilité, voire de la localisation en magasin, etc… et pour l’aval, en facilitant l’après-vente, la gestion des retours, etc. De sorte que les réseaux immatériels sont sur ces morceaux de frontière de puissants outils de service, et en somme, de fidélisation.

Le schéma ci-dessous représente ce parcours, et sa composante de logistique matérielle, puisque les approvisionnements de clients sont, à l'autre bout de la chaîne, en correspondance avec les approvisionnements par les fournisseurs.


L’exercice peut paraître plus difficile sur d’autres territoires moins physiques. Pourtant, il reste de même nature. Prenons par exemple des « cycles ».

Le cycle des produits, c’est-à-dire le cycle de vie du concept du produit (tel modèle d’appareil de tel industriel) : pour le commerçant, il lui faudra, tout au long de ce cycle, choisir de référencer ou non ce modèle, de suivre ou non ses évolutions, et sa fin de vie, mais aussi de le commercialiser vers une cible de clientèle, avec la communication, le « merchandising »adapté… Là encore il s’agit de « transformer » le produit proposé par l’industriel, en un produit distribué et décliné dans un contexte de marché. Cet exemple est intéressant car on s’aperçoit que les saisonnalités, les effets de mode, de conjoncture qui agitent les marchés sont aussi des entrées de la transformation. C’est un univers de valeur basé sur 2 cycles.

On pourrait continuer les exemples à l’infini, car ils sont aussi bien dans la nature, dans la vie sociale, l’économie numérique. Que dire des services non-marchand, qui bien qu’ils n’aient pas de valeur (monétaire), ont parfois une valeur inestimable : ils sont eux aussi joués sur la base de partitions précises, adaptées aux événements des administrés, des usagers.

Rien n’échappe !

Terminons avec l’exemple de l’évolution des lois suit un cycle extrêmement précis, avec une transformation complexe par de nombreux acteurs institutionnels. Et celui de la réglementation internationale, au travers de normes qui s’imposent progressivement, et impactent fortement les sédiments applicatifs des entreprises assujetties.

Pourquoi construire des tunneliers gigantesques, sur la foi de cibles approximatives, alors que le territoire se balise aussi objectivement ? Tout comme un géomètre qui procède à ses levées topographiques ?
Découpez selon le pointillé, il est tracé !

Cartographier un univers de valeur


L’identification des différentes dimensions de développement des transformations, de ces azimuts des chaînes de valeur, fonde l’architecture d’entreprise. On a vu qu’il y avait là des invariants des plus objectifs. Il n’y a pas d’Assurance s’il n’y de sinistre éventuel, pas de Distribution s’il n’y de produits à présenter aux clients, par d’aéroport sans parcours d’avion, etc…

On peut dès lors fragmenter la vue d’un écosystème, et a fortiori d’une entreprise ou d’une organisation qui y contribue, en plusieurs « univers de valeur ». Là où l’on percevait un magma fatalement imbriqué, on peut entrevoir des sous-ensembles, certes en interactions synergiques, mais dotés d’autonomie.

On appellera univers de valeur un sous-ensemble de l’écosystème, typiquement dédié à une transformation : fabriquer un produit, gérer des sinistres, prêter des fonds, mais aussi définir de nouveaux produits ou services, faire évoluer un canal de distribution, une réglementation, définir une nouvelle médiation au travers des réseaux sociaux, gérer une publication, …

On pourrait penser que cette fragmentation demande forte analyse et expérience. En réalité bien au contraire, car l’accumulation des méthodes et la dispersion en spécialité trouble la vue simple !

Les « jointures business » sont évidentes et découlent de l’analyse des multiples transformations. Car celles-ci sont aisément repérables par les cycles et parcours sur lesquels elles sont callées.

J’ai, sur de nombreuses pages de mon ouvrage (De la Stratégie Business aux systèmes d'information - l'Entreprise et son Ecosystème) , présenté différents cas d’univers, et, dans tous ces cas on constate que :

· Il n’existe pas de transformation sans un (ou plusieurs) un cycle, ou un parcours qui la motive,

· La chaîne de valeur présente plusieurs maillons, avec de franches ruptures, fondées sur des invariants métier,

· Sur la base de ce canevas, appelé « Trame Business », de nombreuses variantes sont possibles.

Ce terrain d’analyse reste très global, et s’étend au-delà du périmètre de l’entreprise, pour inclure ses sous-traitants, partenaires, agents commerciaux, experts, centres de services partagés … En ce sens il s’agit réellement d’une architecture de l’écosystème plutôt que d’une architecture d’entreprise.

Cette approche s’applique bien sûr aux transformations matérielles, de l’industrie, du transport, mais aussi à l’immatériel des services, des prestations, et, en prolongement de l’évolution économique, aux transformations de la société numérique : collaboratif, présence et capture dans les réseaux sociaux, sur l’Internet. Il existe là de nombreux univers de valeur stratégiques (recherche et développement, création de l’offre, marketing numérique,…), avec un potentiel d’émergence considérable.

Voici ci-après quelques exemples d’univers :
Parcours passager sur une plateforme aéroportuaire
Parcours avion sur une plateforme aéroportuaire
Parcours patient à l'hopital
Création de l'offre à distribuer

Univers des moyens de paiement
Univers du transport
Tous ces schémas reproduisent le développement typique des chaînes de valeur, selon deux axes : la série d'événements organisés en cycles ou parcours, et la profondeur de la chaîne avec plusieurs "strates", depuis celle qui est la plus proche des événements, à la strate des ressources.

Chaque univers de valeurs est ainsi original, avec ce prisme d'analyse, et caractérisé par son cycle fondateur, et ses strates de valeur invariantes. Les jeux de recomposition respectent cet échiquier, territoire immuable des configurations économiques ...

Les azimuts des chaînes de valeur

En réalité les chaînes de valeur s’étendent dans de multiples directions : vers les clients, vers les fournisseurs, pour entretenir les réseaux de distribution, pour rechercher et développer, pour définir de nouveaux produits et services, pour les mettre sur les marchés, pour conquérir les nouveaux espaces numériques …

Une entreprise, ou tout acteur économique, réalise plusieurs transformations, qu’on ne peut réduire à une seule chaîne de valeur ! En ce sens les Framework qui proposent une cartographie des chaines de valeur générique et passepartout, donnent une vision déformée ne collant pas avec les fondamentaux et particularités de l’entreprise. L’industrie manufacturière, la distribution, les services bancaires, les « utilities »,les services publics, … ne peuvent être coulés dans le même moule, et sont caractérisés chacun par une combinaison originale de chaînes de valeur.

La difficulté est que certaines de ces chaînes de valeur se retrouvent, à des degrés divers, dans toutes les activités économiques, comme la gestion d’un réseau de distribution, le développement de produits et services, les activités commerciales, les fonctions support : il est alors légitime de proposer un modèle générique, le plus connu étant celui de M. Porter…
Mais il se trouve que d’autres chaînes de valeur sont originales : par exemple les utilities ont 2 relations client, collectivité d’une part, usager d’autre part, avec 2 chaines de valeur totalement différentes. Ce sont des faits incontournables, qu’il faut inscrire dans le modèle global.

Dans la vision d’ensemble, la « big picture », il faut retrouver ces divers azimuts des chaînes de valeur, pour dissocier les différentes logiques de transformation, fondements des activités du secteur économique.

Heureusement, la réalité est plus simple qu’on ne veut le croire : il existe une forte indépendance entre les différentes chaînes de valeur de l’entreprise. Chacune est dédiée à une des transformations réalisées. Ainsi, dans la Distribution, la satisfaction du client lors de son parcours d’achat n’est, dans son immédiateté, impactée aucunement par les évolutions du produit. Certes les produits devront évoluer en fonction de cette satisfaction, mais c’est le problème de la chaîne de valeur de création des produits, et cette transformation se fait en anticipation et sur une vision globalisée : il n’y a aucune synchronisation intime entre le cycle de vente lors du parcours client, et le cycle de vie du produit. De façon générale, toute approche industrielle consiste à séparer clairement les chaines de valeur. On peut multiplier les exemples de cette autonomie des grands cycles de l’entreprise : parcours client, cycle de vie des produits et services, vie du réseau, process de production, …

Ceci ne veut pas dire que la cohérence des chaînes de valeur n’existe pas. Justement le cœur métier de l’entreprise est de gérer cette cohérence, dans l’instant et dans la durée. A la limite elle peut externaliser toutes ses chaines de valeur, et n’exister que par cette seule cohérence : acheter la R&D, le marketing, la publicité, faire distribuer, faire fabriquer, externaliser l’IT …. Mais orchestrer l’ensemble et maintenir le cap stratégique. Je me souviens d’une entreprise qui était « en avance » sur ses concurrents, dans la parfumerie : elle achetait les « nez » qui proposaient l’assemblage original de « jus » pour créer une ligne de parfum, le marketing pour l’image et les campagnes publicitaires, le design des flacons, …et toute la fabrication était sous-traitée, et la distribution totalement externe. Dans ce secteur, il existe plusieurs « business modèles »plus ou moins intégrés, mais les azimuts de chaînes de valeur sont les mêmes pour tous.

J’ai proposé de schématiser ces azimuts, spécifiques à une activité économique par un polygone :

Le schéma ci-dessus résume les activités de l’assurance, en faisant apparaître les principaux cycles qui motivent ses transformations, et sont ses biorythmes éternels. Dans le cas de la Distribution, le polygone prend une autre forme :

La « carte du tendre » des chaînes de valeur est ainsi posée.
Si l'on se réfère à Wikipedia dans la définition de la chaîne de valeur on remarque que 2 confusions sont courantes :
  • l'aspect "mécanique de transformation" est mixé à tout moment avec l'évaluation quantitative de la valeur (qui découle du prix, du risque, du coût, ... avec une fonction probabiliste de la "valeur actuelle" !)
  • on assemble des maillons de chaînes en réalité différentes (elles concernent des objets différents : par exemple le concept produit est confondu avec le produit physique ...) pour intituler cela chaîne de valeur ... de sorte que toute l'entreprise devient une seule chaîne de valeur.
Par ailleurs ce type de définition est orienté industrie manufacturiaire, alors que les mêmes lois sont en marche pour l'économie numérique, avec d'une part l'apparition de nouvelles chaînes de valeur et d'autre part le prolongement des médiations classiques par une médiation numérique.

Ceci dit, il nous reste à explorer chacune des dimensions azimutales identifiées, ce sera l’objet d’un prochain message.

Les reconfigurations de la chaîne de valeur

Pour illustrer le niveau "configuration économique" figurant dans le schéma sur les niveaux d'architecture, il existe de nombreux exemples de "reconfigurations de la chaîne de valeur".

Une publication du Cerna (Centre d'Economie Industrielle de l'Ecole des Mines de Paris),
La banque de détail en France : de l'intermédiation aux services CERNA
certes déjà ancienne, mais bien explicite, présente le passage du modèle classique de la chaîne de valeur "intégrée" à sa forme "désintégrée" :
On voit bien que ce changement de modèle, qui est la recherche d'un optimum au sein de l'écosystème bancaire, n'a pas modifié fondamentalement le service rendu pour le client. Elle se traduit par des modalités différentes, mais, à la limite, n'est pas perceptible par le client. Pourtant c'est une révolution pour les couches inférieures (configuration économique, processus-organisation, IT,...).
Ce type d'évolution se retrouve dans de nombreuses professions. Les points de rupture de la chaîne de valeur sont très stables, ou évoluent plus lentement que les reconfigurations : la chaine de valeur est effectivement composée de segments, de maillons de la chaîne...
Mais, pour une profession, il n'existe pas qu'une seule chaîne de valeur ! Les chaînes se combinent dans une architecture de valeurs.
Je reviendrai là dessus, c'est un des noeuds du sujet.

Chaîne de valeur, abstraction des transformations

Chaîne de valeurs, abstraction des transformations (english version)


Qu'entend-on ici par "valeur" ?

Une entreprise, une organisation, et, plus généralement, un écosystème, réalise de multiples transformations. Ces transformations sont variables selon le business, le métier, ... mais elles sont l'essence même des activités. Dans de nombreux cas, elles permettent des échanges entre acteurs économiques, d'où le terme "valeur". Elles peuvent aussi ne pas être marchandes, et à la limite n'avoir aucun valorisation par un prix. En ce sens le terme "valeur" est inadapté.
Les transformations se font toujours par juxtaposition d'étapes primaires, intermédiaires ou finales, comme dans les transformations de matières : ces étapes ou étages de transformation constituent des "chaînes de valeur", qui ne se limitent pas forcément aux frontières de l'entreprise. Par exemple, pour réaliser une production précise, l'entreprise et ses partenaires, agents, sous-traitants, distributeurs,... s'organise en écosystème dans un jeu de configuration économique.
Ainsi une même chaîne de valeur peut être instanciée selon plusieurs modalités de configuration économique.
A fortiori, telle configuration économique peut fonctionner selon de nombreuses modalités organisationnelles, selon de multiples variantes de processus...


En poursuivant cette vision, qui amène du général au particulier, on retrouve les classiques niveaux de l'urbanisme des SI...

Le point de vue "chaîne de valeur" est le niveau d'abstraction majeur, qui permet de se rendre indépendant des choix de réalisation des transformations. De ce fait, il est stable et n'évolue qu'avec le "service rendu" par les transformations.

Beaucoup d'évolutions de détail sont localisées dans les niveaux inférieurs : redistributions du travail au sein de l'écosystème, fusions-acquisitions, changements d'organisation, optimisation des processus, évolution du patrimoine applicatif, redistribution au sein de l'architecture SI (MDM, intégration de données,...), changements applicatifs, nouvelles architectures techniques,...

En somme, la "valeur" est tout sauf de la valeur ! Elle n'est en aucune façon subjective ou versatile, il s'agit d'une mécanique de transformation, avec des "entrées", des résultats, qui relève d'un raisonnement d'ingénierie, et non d'une question de finances ou d'économie.